Dessin de la tour Eiffel, Valentine 6 ans, née en Italie
Italie, Guastalla, 1998, 8 janvier, 22h37, une petite fille vient de naître, elle s’appellera Leila. Papa italien, maman française, l’infirmière dira en la câlinant: « Ah! la Francia, ah! Parigi, la città dell’amore! che fortunatella sei ! appena nata e hai già due patrie…» (« Ah! la France, ah! Paris, la ville de l’amour!… Comme tu en as de la chance ! tu viens de naître et tu as déjà deux patries…»). L’an 2000, même pays, même ville, même infirmière, devant une pluie de gazouillis : « Che fortuna hanno questi francesotti ! due gemelli e già due lingue ! » (Quelle chance ils ont ces petits Français ! : deux jumeaux et déjà deux langues !». Julien et Valentine venaient de faire leur entrée dans le monde sonore et gestuel réel, fait d’un côté de « o », « a », « i », d’accents toniques et vocaliques virevoltants, et de « eu », « in », « an », nasaux et psalmodiques de l’autre.
Combien de marques d’intérêt, de petits détails se référant à leurs langues et à leurs cultures allaient désormais jalonner le parcours de ces trois enfants et marquer leur personnalité de la particularité de la dualité(1).
Combien de fois, cette particularité allait tantôt être reconnue et vu sous un angle enthousiaste, tantôt enfouie sous celui de la perplexité.
Le paradoxe, allait subsister et subsiste encore aujourd’hui : D’un côté aucune personne honnête italienne ou française qu’elle soit ne semble jamais avoir douter de l’indéniable avantage d’avoir une culture et une langue en plus, de l’autre bizarrement cette évidence n’a pas trouver de répondant, de crédibilité dans la réalité sociale. Les politiques linguistiques ne semblent pas avoir suffisamment insister sur l’importance du plurilinguisme pour le voir se pratiquer dans ces deux sociétés et les préjugés sur les avantages qui en découlent persistent sérieusement dans l’opinion publique.
Aujourd’hui, notre famille vivant en France, la dualité n’agit plus comme une richesse visible et exploitable dans la vie sociale (à l’école, dans les loisirs, avec les amis…), la langue et la culture natales devenues secondes, mineures et soumises à cette dernière et réduites à la vie familiale. Ces enfants ont migré mais ne sont pas immigrants parce que de mère francophone personne ne reconnaît en eux les indices de l’étranger ; ils ont deux langues à la maison mais agissent en société comme des monolingues parce que chaque jour se déroule en français ; ils ont deux cultures et ils vivent à la mode monoculturelle, les manières françaises ayant été instantanément adoptées par besoin d’intégration immédiate dans le groupe à un point où même un Italien aurait dû mal à repérer la fibre natale !
Ainsi, comme tous les enfants bi-nationaux, une fois qu’ils vivent dans leur second pays, tout du premier « vécu » devient effectivement second. Si la première langue devient seconde, les spécificités culturelles vécues jusqu’alors quotidiennement, elles aussi secondes, qu’en est-il des spécificités psychologiques et cognitives de l’individu qui en sont issues ? Est-ce une partie de « soi » qu’ils vont laisser derrière eux ?
Franco-italiens, Italo-français, on peut le tourner comme on veut suivant le point de vue, ces enfants sont pluriels. Y aura-t-il donc une voix pour leur dire qu’ils sont pleinement les deux et que c’est l’ensemble qui fait le tout, le pluriel l’« un », l’individu?
Y aura-t-il une société qui leur offrira la possibilité de se réaliser dans cet équilibre?
(1) Nous appréhendons ce terme dans son sens premier : fait d'être double, (...) fait d'être constitué de deux composantes différentes (TLF, Trésor de la Langue Française), ne lui attribuant pas sa seconde signification antagonique. Cette dualité, pour l'instant, ne s'oppose pas, elle est additive.